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Restriction de l’accès aux Fadets : un bouleversement des méthodes d’enquête

La Cour de cassation bouleverse les méthodes des enquêteurs en limitant l’accès aux données conservées par les opérateurs. L’accès à ces données ne sera possible que dans les affaires de criminalité dite « grave ». La conférence nationale des Procureurs ainsi que certains représentants des forces de l’ordre estiment que ces mesures risquent de constituer un obstacle majeur à l’identification des délinquants.

La Cour de Justice de l’Union Européenne interdit la conservation généralisée et indifférenciée des données relatives aux communications électroniques car elle porte atteinte à la vie privée.

Elle autorise une conservation à titre préventif, ciblée, limitée au strict nécessaire, exclusivement pour lutter contre la « criminalité grave »[1].

Les données conservées par les opérateurs comprennent des informations importantes sur la vie privée telles que les opinions politiques, philosophiques, sociétales ou religieuses.

Ces données contiennent aussi des informations très sensibles telles que des données de localisation, des données concernant le trafic qui sont susceptibles d’être exploitées par des opérateurs privés.

Les obligations des opérateurs quant à la conservation ne changent pas. La nouveauté porte sur l’accès à ces données dans le cadre des enquêtes pénales.

Jusqu’à présent, dans le cadre d’enquêtes préliminaires, les enquêteurs procédaient à des réquisitions judiciaires afin de se voir communiquer les « fadets » par les opérateurs téléphoniques, sous le contrôle du Procureur de la République.

Désormais[2], un contrôle préalable devra être instauré soit par un magistrat indépendant (le Juge des libertés et de la détention) soit par une autorité administrative indépendante.

Le Procureur de la République en charge de la conduite de l’enquête pénale ne pourra plus accéder à ces données dans la mesure où il ne s’agit pas d’une autorité indépendante.

Par ces quatre arrêts rendus le 12 juillet 2022, la Cour de cassation tire les conséquences des décisions rendues par la Cour de Justice de l’Union européenne et limite l’accès aux données aux cas de « criminalité grave ».  

Cette nouvelle jurisprudence suscite déjà des interrogations en raison du caractère général et imprécis de la notion de « crime grave ».

Selon la Cour suprême, cette gravité doit être évaluée « au regard de la nature des agissements de la personne suivie, de l’importance du dommage qui en résulte, des circonstances de la commission des faits et de la durée de la peine encourue[3] »… donc à chaque cas d’espèce.

Faut-il en déduire que les opérateurs seront uniquement tenus de donner accès aux données dans les affaires criminelles ? La gravité ne concerne-t-elle que les faits les plus sévèrement réprimés ?

La question n’est pas uniquement théorique dans la mesure où il est parfois difficile d’apprécier la gravité initiale d’une infraction et que des requalifications plus lourdes sont toujours envisageables.

Pour pallier cette incertitude et se conformer au droit de l’Union européenne, d’autres États membres ont pris des mesures sans pour autant créer de l’insécurité juridique.

La Cour constitutionnelle fédérale allemande[4] a exigé du législateur l’établissement d’une liste exhaustive des crimes permettant l’accès aux données conservées. Les infractions pour lesquelles les données de connexion doivent être transmises aux enquêteurs et parquetiers sont notamment la haute trahison, le meurtre, les agressions sexuelles sur mineurs.

Cet exemple comparatif permet de vérifier qu’il n’existe ni causalité ni corrélation entre le recours aux données de connexion et l’efficacité des investigations : le taux de résolution des enquêtes n’a pas chuté.

Quant à la Cour constitutionnelle du Luxembourg, elle a annulé en 2021 une loi du 29 mai 2016 relative à la conservation des données de communication électronique, car ses dispositions poursuivaient des objectifs plus larges que la seule lutte contre la criminalité dite « grave ».

La Cour a décidé de ne pas maintenir les effets des dispositions annulées et n’a entériné aucun régime transitoire. Elle a précisé qu’il appartenait au juge pénal de statuer sur l’admissibilité des « fadets » recueillies en application des dispositions annulées.

Dans les semaines et mois à venir, le juge pénal français pourrait bien devoir lui aussi se prononcer sur la recevabilité des exploitations des données de téléphonie, lorsque celles-ci ne concernent pas des infractions « graves ».

Les dossiers concernés sont nombreux, notamment en comparution immédiate. En pratique, les « fadets » sont devenues l’outil de prédilection des forces de police, y compris dans les dossiers correctionnels de moindre ampleur : vols simples, cambriolages, harcèlement téléphonique, etc.

La Cour de cassation a d’ores et déjà tracé les contours d’un régime transitoire. Dans l’un des arrêts de rejet du 12 juillet 2022, elle invoque l’absence de grief du requérant, affirmant qu’un mis en examen « n’est recevable à invoquer la violation de l’exigence précitée que si elle prétend être titulaire ou utilisatrice de l’une des lignes identifiées ou si elle établit qu’il aurait été porté atteinte à sa vie privée, à l’occasion des investigations litigieuses[5] ».

Il sera donc possible de retenir les « fadets » au titre des éléments à charge alors même que leur exploitation est interdite.

Les juges de première instance devront préciser et décliner cette nouvelle jurisprudence, dont les applications pourraient se révéler contradictoires d’une juridiction à l’autre.


[1] CJUE, affaires jointes C-203/15 Tele2 Sverige AB/Post-ochtelestyrelsen et C-698/15 Secretary of State for the Home Department/Tom Watson e.a.

[2] Cour de cassation, chambre criminelle, 12 juillet 2022, pourvois n°21-83.710, 21-83.820, 21-84.096 et 20-86.652

[3] Cour de cassation, chambre criminelle, 12 juillet 2022, pourvois n°21-83.710

[4] Bundesverfassungsgericht, 2 mars 2010, n°256/08

[5] Cour de cassation, chambre criminelle, 12 juillet 2022, n°21-84.096